Le voyage onirique d'Emma
L'heure
est tardive, Emma pose sa cigarette presque consumée sur le bord du
cendrier tout en laissant s'échapper un nuage de fumée de ses lèvres.
Devant elle, une étagère alignée le long du mur propose une collection
de romans, de recueils, de vieux papiers aux couvertures de cuir ancien,
de tissus, qui entassés dans une grande discipline, sont pour chacun
une invitation à la lecture. Mais la véritable passion d'Emma c'est la
musique et sa bibliothèque croule sous le poids de ses œuvres.
Délicatement, elle saisit un vinyl, toujours le même, "silence de Ludwig
Van Beethoven", le sort de sa pochette et le place sur un vieux
gramophone chiné aux puces. Elle avait fait restaurer puis modifié le
bras de lecture de cet instrument d'un autre temps afin de permettre à
la pointe de l'aiguille de glisser sur les sillons de la spirale
d'Archimède de ce génie. Bercée par les premières notes où se teintent
toutes les nuances d'une vie, Emma se débarrasse de ses sous-vêtements,
coiffe délicatement ses longs cheveux blonds, dépose quelques gouttes de
parfum au creux de son cou, puis se glisse dans la tiédeur de ses draps
où son corps entièrement nu peut enfin se détendre.
La fenêtre de sa
chambre restée ouverte, elle respire l'air suave qui envahit la pièce.
Alors que la douceur du soir déroule lentement son leurre, la gamme
vertigineuse sortant du pavillon en cuivre du gramophone s'évade vers ce
continent mystérieux. Comme invitée par le désir du ciel qui l'avance
dans la nuit chaude, ses yeux perdus surf sur ce vide qui attire et dans
cet instant de pure intensité, Emma s'abandonne à la profondeur des
notes dont la portée d'émotion rassemble les influences du passé et
l'inspiration du futur.
Oulipienne dans l'esprit, elle laisse la
puissance obédientielle des mots échappés de l'éternité se livrer à
l'étrange entrée en matière des règles oniriques, qui, tel un ascenseur
laiteux, constitue pour elle un facteur de libération des sens.
Sous
ses paupières, le mouvement oculaire devient intense, puis, son rythme
cardiaque se met à ralentir et sa respiration irrégulière s'apaise. Au
bord du grand secret, s'enchaînent alors les premières heures de
sommeil.
Il est 2h30, Emma est dans un délicieux vertige... le temps
est au-delà de toute influence. Un solstice chimère se tisse en
dentelles de filaments électriques et son ondioline l'emporte en vagues
onctueuses dans le chaos de cendres d'un arrière-monde. Dehors, les
rires, les voix lointaines des passants s'élèvent, puis s'éloignent,
pour enfin devenir poussière de sons dans une immense spirale nébuleuse.
Souple,
fluide, elle s'enfonce dans la matière diaphane, vaporeuse, s'ancre
dans la dimension alternative d'harmonie du temps, de l'espace, de la
pensée. Ayant passé les stades lent, léger, profond, Emma continue sa
descente dans l'atmosphère paisible du silence scellé par le sommeil
pour enfin atteindre le niveau paradoxal. A ce moment précis, un vent
vagabond gagne la pièce, soulève sur son passage le voile léger de la
tenture libérant dans son indicible fuite, un parfum aux arômes de
velours qui s'alanguit et se fixe aux vagues de sa chevelure.
Dans ce
débordement de sens, Emma sent la page du temps vibrer frénétiquement
puis se craqueler comme le miroir d'un océan nacré. Elle s'accroche
aussi désespérément aux sillons effrangés de conflit entre le sommeil et
la mort, qu'à la contingente pulsion de basculer vers Hypnos ou
Thanatos ... alors elle épand dans la fêlure de l'invisible les plaintes
de sa réalité, ses doutes, sa fragilité humaine dans une glossolalie
soupirée.
A la limite instable de l'équilibre inter-dimensionnel, une
gemme cristalline se révèle, diffuse, puis en un grand flux d'énergie
plus élevée, descend en elle. La rayonnante si pure, aux lignes
inexprimables s'approprie l'espace où se confine sa conscience et lui
dévoile des yeux brillant d'un éclat plus pâle que la lune envahie par
un dais de brume.
Peu à peu, l'entité se dessine parcourue de lueurs
électriques, se rapproche dans le labyrinthique délice aliénataire et
dans ce passage d'essence s'effectue entre eux une coalescence. Pas un
mot, pas un murmure, mais on eût dit que le serment de tendresse avait
coulé du sablier des ans. Déjà, l'étourdissante indolence s'efface peu à
peu. Dans cet envahissement de conscience, le cortex cérébral d'Emma
refuse la déliaison interconnectée de ce magnétique regard blanc,
flambeau du temple de l'éternité. Pourtant, sur ce chemin en arpèges de
silence, le caractère instable de la relation s'étire de plus en plus
jusqu'à l'inachevable, brouillant la frontière entre deux instances.
L'air
est étouffant, son corps est en sueur, la lumière du jour l'inonde de
son cristal brisé. Ne pas ouvrir les yeux, pas encore, des larmes
affluent à présent et dans sa gorge s'étrangle des sanglots laissant une
grimasse amère à ses lèvres.
Elle n'est pas parvenue à
déverrouiller la porte de cette scissure, mais juste effleurée ses
méandres et ses circonvolutions. Combien de vides sa mémoire
immémorielle devra-t-elle atteindre pour exhumer derrière ses paupières
closes l'esprit de la Noogénèse qui portera ses nuits jusqu'à la
naissance de la pensée du temps et par extension, alléguer qu'elle n'est
pas la source d'une somme d'erreur, mais la gardienne d'une accomplie.
Lauréate du prix René Flament au Grand Concours Littéraire2016 des ARTS - SCIENCES - LETTRES.
Prix Thérèse Mercier du Grand concours Littéraire 2015 de L'académie Européenne Des Arts- France
Auteur Gallet Sonia Écrivain Nouvelle © 2017

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